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jeudi 5 janvier 2012


Mon papa plat, ce héros
Article paru dans l'édition du 31.12.11
Le « flat daddy » reproduit en photo le buste d'un soldat américain parti en Irak ou en Afghanistan. Il est choyé comme un doudou par l'enfant de l'absent. Quitte à ce que le portrait, au moment du retour, suscite plus d'émotions que le père humain

Ce sont des photographies de soldats américains mobilisés en Irak ou en Afghanistan. Elles ne sont pas destinées à être rangées dans le portefeuille ou collées sur le réfrigérateur. Et pour cause ! A échelle humaine, découpées soigneusement, puis contrecollées sur un support en mousse, ces flat daddies (papas plats) ou flat mommies(mamans plates) accompagnent les familles de soldats dans tous les moments de la vie quotidienne afin de surmonter l'épreuve de la séparation.


Au barbecue du dimanche, au match de base-ball, entre le doudou et l'animal domestique, les enfants promènent cette étrange image qui représente leur père ou leur mère affichant un sourire aussi impeccable que leur uniforme. « J'ai mon flat daddy tout le temps avec moi. Mais j'ai aussi un autre papa et il est très loin. Il ne peut pas venir car il est en train de sauver le monde en Irak », raconte Sabrina Stephens, 4 ans, face à la caméra de Nara Garber et Betsy Nagler, dans le documentaire Flat Daddy réalisé en 2011.


L'idée de cette image fantôme provient d'un conte pour enfant écrit en 1964 par Jeff Brown et illustré par Tomi Ungerer : un jour, Stanley se cogne malencontreusement contre une armoire et s'en trouve tout aplati. Pour ne pas cesser d'exister, Flat Stanley se glisse dans des enveloppes et voyage ainsi à travers le monde.


En 2003, Cindy Sorenson, dont le mari est engagé en Afghanistan, décide de s'inspirer de cette histoire et d'offrir aux familles désunies des posters géants de leurs parents mobilisés. Cette opération, relayée par Elaine Dumler, une coach spécialiste des questions de séparation en temps de guerre, voit le jour en 2006, grâce à la garde nationale du Maine qui met en place gracieusement un programme d'aide aux familles. Sur le site Internet dédié (http://flatdaddies.com), elles peuvent télécharger l'image de leur soldat parti au front et, cinq semaines plus tard, le voir revenir dans une enveloppe géante, couché sur du papier glacé.


Est-ce là un usage inédit de la photographie ? « Les flat daddies sont des objets photographiques qui s'inscrivent dans une tradition déjà séculaire des supports photographiques à usage mémoriel, explique Clément Chéroux, historien de la photographie et conservateur pour la photographie au Musée national d'art moderne (Centre Pompidou). Par-delà la question de la matérialité, ces images renvoient aussi à une tradition qui date de la première guerre mondiale. Dans le nord et l'est de la France, ainsi qu'en Belgique, des studios de portraitistes proposaient aux familles de poilus des portraits dans lesquels le père parti à la guerre apparaissait en médaillon grâce à un système de montage rudimentaire. »


Si la fonction des flat daddies consiste à garder une image de l'absent afin que les enfants puissent le reconnaître à son retour, elle ne se limite pas à ce territoire familial. « Le flat daddy est un hommage au soldat, mais il permet aussi de sensibiliser l'opinion publique, expliquent les réalisatrices Nara Garber et Betsy Nagler. Depuis que les Etats-Unis n'ont plus d'appelés, seulement 1 % d'Américains servent dans l'armée. Il est donc facile pour les 99 % restants de perdre de vue la guerre et son impact. »


Ces flat daddies suscitent cependant d'étranges confusions entre le vrai et le faux. Dans le film Flat Daddy, une séquence montre le retour d'Irak du sergent Bugbee, à qui l'on a accordé une permission de dix-huit jours. L'accueil à l'aéroport est troublant. Sa fille l'embrasse, mais elle garde dans ses bras son flat daddy. Et après qu'il est rentré chez lui, on le découvre, quelques jours plus tard, dépité, les yeux rivés sur son téléphone portable, tandis qu'en face de lui, sa femme et sa fille lisent une histoire au... flat daddy.


« On est ici dans le grotesque et le ridicule ! » s'esclaffe Elisabeth Roudinesco, psychanalyste et historienne, quand on lui montre un flat daddy déjeunant dans un fast-food avec ses enfants ou au milieu d'un terrain de foot. « Ces flat daddies sont influencés par une psychologie de bazar : présentifier la personne absente et cultiver l'idée absurde qu'avec son simili, ce spectre mortifère, on peut reconstituer sa réalité. A mon sens, c'est une source de folie potentielle ! Il est possible que l'invention de ces flat daddies soit liée au fait que l'armée américaine n'a plus rien d'héroïque, puisque c'est à l'occasion des guerres inutiles d'Irak et d'Afghanistan qu'on les a créés. »


Substitut grossier ? « Poignante métaphore de l'absence », selon les réalisatrices du film ? Ces flat daddies restent des objets équivoques. Des figurations d'absences ou de morts à venir : les familles gardent chez elles la même image hyperréaliste d'un soldat qui sourit, qu'il soit toujours de ce monde ou tué au combat.
Amaury da Cunha

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