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lundi 19 décembre 2011


Autisme : changer le regard

LE MONDE SCIENCE ET TECHNO | 16.12.11

MONTRÉAL (CANADA), CORRESPONDANCE - C'est une histoire unique, scientifique et humaine que raconte le psychiatre-chercheur canadien Laurent Mottron, instigateur du Centre d'excellence en autisme de l'université de Montréal : celle de sa relation de travail avec Michelle Dawson, une patiente autiste devenue chercheuse dans son laboratoire en neurosciences cognitives. Mais, pour lui comme pour elle, l'essentiel est ailleurs que dans l'anecdote de cette rencontre. Il réside dans ce qu'elle a pu susciter pour faire avancer la science de l'autisme, jusqu'à lui donner un statut de "variant" humain plutôt que de "trouble", traduction du terme anglais consacré autistic disorder.

Les recherches du groupe de Montréal, avec quelque 80 articles publiés dans les meilleures revues scientifiques et dans lesquels Michelle Dawson a pris une place majeure, permettent d'affirmer que les autistes pensent, retiennent, s'émeuvent, et surtout perçoivent différemment des non-autistes. Ce groupe défend l'idée que la science, en considérant l'autisme comme une maladie àguérir, passe à côté de sa contribution intellectuelle et sociale.
"Surfonctionnement perceptif"
Dans un article intitulé "Le pouvoir de l'autisme", paru dans la revue Nature le 3 novembre, M. Mottron explique comment il a intégré à divers titres, à cause de leurs qualités personnelles et intellectuelles, huit autistes dans son laboratoire, dont Michelle Dawson. En sept ans de collaboration avec cette dernière, "elle m'a montré, écrit-il, à quel point l'autisme, combiné à une intelligence extrême et à un intérêt pour la science, peut s'avérer une force dans un laboratoire de recherche".
A 50 ans, Michelle Dawson est "l'une des plus grandes voix autistes de la planète", s'exclame-t-il. Elle-même se juge avec modestie : "J'ai toujours une vie difficile au quotidien, avec des peurs incontrôlées ; j'ai beaucoup de mal àcommuniquer." Diagnostiquée autiste au début des années 1990, Mme Dawson commet l'"erreur" de le dire à son employeur, Postes Canada. "J'adorais mon travail de facteur, dit-elle, j'étais très motivée et je voulais être traitée comme n'importe qui." Harcelée à la suite de cet aveu, elle se voit obligée de quitter son emploi quatre ans plus tard et se bat en justice pour faire reconnaître ses droits. Le Canada, affirme-t-elle, "encourage la discrimination des autistes en ne les protégeant pas comme tout être humain".
En 2001, vivant un "trouble terrible", elle contacte Laurent Mottron. Celui-ci dira :"J'éprouvais dans mon rôle de psychiatre à son égard la nullité de ce que je lui proposais." Pour mieux l'aider, il lui propose plutôt de collaborer à son groupe. Apartir de 2003, Michelle Dawson dévore la littérature scientifique sur l'autisme, au point d'en devenir une analyste hors pair. "J'ai tout de suite vu, note-elle, qu'elle contenait les informations dont j'avais besoin, qui pouvaient me servir et avec lesquelles je pouvais être utile."
Son travail impressionne M. Mottron : "Sa clairvoyance sur les questions scientifiques est unique ; elle peut vous rapporter le contenu d'un article lu il y a deux ans avec une incroyable précision. Et traiter les miens de façon impitoyable..." Elle l'admet : "Nous ne sommes pas souvent d'accord, mais c'est très productif. Moi-même, je recherche la critique forte !"
Au sein du groupe de Montréal, les deux chercheurs et leurs collègues pourfendent les idées reçues concernant la définition de l'autisme comme trouble social. Ils caractérisent la perception autistique pour laquelle ils accumulent les preuves d'une différence fondamentale, construisant un modèle du traitement de l'information par les autistes, baptisé "surfonctionnement perceptif", qui, d'abord ignoré, se mesure maintenant à armes égales avec les modèles traditionnels.
Ce modèle met, entre autres, l'emphase sur les forces autistiques. Laurent Mottron croit que si l'autisme handicape la vie au quotidien, il peut égalementprocurer des avantages. Au lieu de définir l'autisme par des caractéristiques négatives (défaut de langage, manque de communication, comportements répétitifs, intérêts restreints...) et par comparaison à la majorité (ce qu'il appelle le normocentrisme), on devrait selon lui le décrire pour ce qu'il est, forces comprises.
Capacité d'apprentissage
La question de l'intelligence autistique est au coeur du débat. "Si je ne crois plus que la déficience intellectuelle soit intrinsèque à l'autisme, déclare-t-il, c'est parce que Michelle m'a ouvert les yeux sur cette attitude normocentrique valorisant les tests basés sur le langage comme mesure de l'intelligence", au détriment de tests non verbaux comme les matrices de Raven (des tests classiques d'intelligence où le sujet doit compléter une liste de dessins). Avec cet outil reconnu (l'armée française s'en servait pour ses recrutements !), "l'intelligence autistique est pourtant bien mieux représentée, ajoute Mme Dawson, et l'on peut vraiment comparer les performances des autistes à celles des non-autistes".
Pourtant, on continue d'utiliser les tests verbaux pour les autistes. Avec pour effet d'en classer 75 % comme déficients intellectuels, alors que seulement 10 % à 15 %, selon M. Mottron, souffrent d'une maladie neurologique associée favorisant l'apparition d'une déficience intellectuelle. Une récente étude coréenne révèle ainsi la présence de 3,5 % d'autistes dans les écoles régulières de Corée, dont 2,5 % sont parfaitement intégrés, sans besoin d'aide particulière.
Au-delà même de l'intelligence, "la question de l'apprentissage par les autistes est l'une des questions-clés que l'on doit se poser", avance Michelle Dawson. Elle cherche à comprendre "pourquoi certains autistes de moins de 2 ans connaissent l'alphabet, voire lisent un journal", et voudrait qu'on "les encourage dans leurs habiletés au lieu de les déclarer déficients intellectuels". Et indiqueêtre "fascinée par cette extraordinaire capacité d'apprentissage des autistes", présentée pourtant comme la preuve d'un déficit sévère.
"Plus les tâches sont complexes, ajoute-elle, plus ils ont un avantage sur les non-autistes." Elle-même se dit incapable d'apprendre comme un non-autiste. Elle ne peut remplir des formulaires administratifs mais a "appris rapidement à écrire des papiers scientifiques et à rédiger des arguments juridiques !"
Plaidoyer sur le manque d'éthique
Ses difficultés de communication par le langage l'empêchent d'interagirfacilement avec quiconque, y compris ses collègues. Elle travaille donc principalement depuis son appartement, se rend sporadiquement au laboratoire et communique surtout par courriels avec les chercheurs du groupe, comme elle le fait sur Twitter et sur son blog (Autismcrisis.blogspot.com) avec d'autres membres de la communauté scientifique.
Dans son travail de chercheuse, elle dit elle-même avoir "faiblesses et incertitudes" mais aussi pouvoir détecter des anomalies que personne ne voit,"lire, retrouverutiliserfaire des liens, identifier des tendances à travers une foule d'informations dans la littérature scientifique".
Le domaine le plus polémique des travaux du groupe concerne ses positions sur l'intervention comportementale intensive (ICI), préconisée en Amérique du Nord. En 2004, Mme Dawson a publié, sur le Web, un plaidoyer sur le manque d'éthique de cette technique et critique maintenant la mauvaise qualité des travaux en intervention : "La littérature sur le sujet est énorme en quantité mais pauvre en qualité scientifique." Mme Dawson s'en prend également à l'adoption de "standards éthiques et de recherche beaucoup plus bas" que la normale et se demande "pourquoi les autistes vivent des discriminations même dans ce domaine". Nombreux sont les rapports de recherche qui vont aujourd'hui dans le même sens qu'elle : selon l'Académie américaine de pédiatrie, "la force de la preuve (en faveur de l'efficacité de ces techniques) est insuffisante à basse."
Groupes de pression De nombreux gouvernements subventionnent pourtant toujours ces thérapies, qui coûtent jusqu'à 60 000 dollars (45 000 euros) par an et par enfant, sous l'influence de groupes de pression. M. Mottron s'inquiète pour sa part d'un possible soutien gouvernemental français à l'ICI. La Haute Autorité de santé a en effet commandé un rapport sur ces méthodes qui lui semble biaisé en leur faveur : "En favorisant l'ABA (analyse appliquée du comportement) pourcontrer la psychanalyse de l'autisme, on passe du tsar à Lénine !"
Au lieu de monopoliser le budget de l'enfance inadaptée pour de telles thérapies, on ferait mieux, selon lui, d'accepter qu'il n'y a pas de traitement de l'autisme, d'aider les autistes à trouver une fonction en société, avec garanties de droits, gestion pragmatique des crises adaptatives, accès renforcé à des services spécialisés éclectiques et aide pour une meilleure qualité de vie. Et surtout, il faudrait revoir l'équilibre entre le niveau d'aide apporté pendant l'enfance et celui donné à l'âge adulte, en augmentant le second.
Par exemple, les fonds pour faire face aux coûts exorbitants des techniques comportementales seraient mieux utilisés, dit-il, pour payer des gens qui iraient dans les entreprises identifier des tâches où les autistes excellent et pouradapter leurs conditions de travail. Mme Dawson partage ce point de vue que "ce n'est ni l'intelligence ni les habiletés qui manquent aux autistes. Ce qui est rare, ce sont les opportunités qu'on leur donne d'avoir une bonne vie et un travail, d'être autonome et responsable, de contribuer à la société, plutôt que de dressersans cesse des obstacles devant eux".
Anne Pélouas

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