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dimanche 13 février 2011

Critique"Leçons sur la volonté de savoir. Cours au Collège de France, 1970-1971", de Michel Foucault : Michel Foucault en toute liberté

LE MONDE DES LIVRES


Alors que paraissent ses premiers cours au Collège de France, plusieurs ouvrages permettent de réévaluer le legs de celui qui est aujourd'hui le philosophe le plus lu et le plus commenté de la deuxième moitié du XXe siècle. L'occasion pour son compagnon Daniel Defert de rappeler que "les pistes qu'il explorait étaient interprétables selon des idéologies conflictuelles
" et qu'aucune lecture univoque ne saurait épuiser la richesse d'une telle œuvre.


Considéré comme un extrémiste pour sa défense des minorités et des exclus, attaqué par les historiens qui le jugeaient trop philosophe et par les philosophes qui le trouvaient trop historien, accusé d'avoir soutenu la révolution islamique en Iran en 1979, voué aux gémonies par des puritains fous qui virent en lui un assassin transmettant le sida, Michel Foucault est aujourd'hui, plus de vingt-cinq ans après sa mort, le penseur de la deuxième moitié du XXe siècle le plus lu et le plus commenté dans le monde, autant par les spécialistes des études culturelles et les tenants du libéralisme que par les post-marxistes et les théoriciens de la littérature, de l'art et de l'histoire des sciences. Aucune lecture univoque ne saurait épuiser la richesse d'une telle œuvre.

Proche de la deuxième gauche, Foucault a laissé un immense héritage conceptuel, permettant une nouvelle approche universelle de la sexualité, de la folie, de la médecine, de la psychopathologie, de la philosophie et des grands savoirs institués : science, économie, politique, droit. Il est mort trop tôt pour avoir le temps d'aborder tous les thèmes qui le hantaient. Du coup, le rassemblement des textes et entretiens (Dits et écrits, Gallimard, 1994) et l'établissement des cours qu'il donna au Collège de France, de 1970 à 1984, qui s'ajoutent à des ouvrages classiques somptueusement écrits, n'en sont que plus fascinants : on y trouve pêle-mêle toutes les formes d'une pensée en perpétuelle effervescence.

En 1970-1971, pour la première année de son cours au Collège de France - ces Leçons sur la volonté de savoir qui paraissent aujourd'hui et annoncent l'ensemble à venir -, Foucault décide de montrer, à travers un commentaire des grands textes de la Grèce ancienne (Hésiode, Aristote, Homère, Sophocle, les Sophistes), éclairés par Kant, Spinoza et Nietzsche, comment chaque époque produit des discours visant à départager le vrai et le faux, le juste et l'injuste, le pur et l'impur. En un mot, il s'agit pour lui de mettre en évidence comment, derrière l'ordre apparent des mots et des choses, se constituent des énoncés transgressifs : désordres, rituels, césures, failles.

Ainsi s'affrontent sans cesse plusieurs types de savoirs, entre volonté de souveraineté et désir de vérité : haute autorité monarchique de l'Un, d'une part, disparité engendrée par la négation de toute unité, de l'autre.

Au cœur de ces Leçons, Foucault consacre un chapitre entier à la pièce de Sophocle, Œdipe roi, qui témoigne, selon lui, et de façon emblématique, d'un moment originel d'affrontement, pour la pensée occidentale, de tous les types de savoirs. Il donnera six variantes de ce commentaire, après la conférence du 12 mars 1971, "Le savoir d'Œdipe", ajoutée ici par l'éditeur dans ce volume programmatique.

Pour éviter que ne se réalise l'oracle d'Apollon, qui lui avait prédit qu'il serait tué par son fils, Laïos, époux de Jocaste et descendant de la famille des Labdacides, remet son nouveau-né à un serviteur après lui avoir percé les pieds. Au lieu de le conduire au mont Cithéron, celui-ci le confie à un berger qui le donne à Polybe, roi de Corinthe sans descendance. Parvenu à l'âge adulte, Œdipe, croyant fuir l'oracle, se rend à Thèbes. Sur le chemin, il croise Laïos et le tue au cours d'une rixe. Il résout l'énigme de la Sphinge puis épouse Jocaste qu'il n'aime ni ne désire et dont il aura quatre enfants. Quand la peste s'abat sur la cité, il enquête pour savoir la vérité que Tirésias, le devin aveugle, connaît. Un messager, l'ancien serviteur, lui annonce la mort de Polybe mais lui raconte aussi comment il l'a recueilli autrefois des mains du berger. Jocaste se pend et Œdipe se crève les yeux.

Pour les Grecs, Œdipe est un héros tragique atteint de démesure. Il se croit puissant par son savoir et sa sagesse mais il est contraint de se découvrir autre que lui-même, une souillure qui trouble l'ordre des générations, un "boiteux", fils et époux de sa mère, père et frère de ses enfants, assassin de son géniteur.

Lorsque Freud s'empare de cette affaire en 1896, il détourne la signification grecque de la tragédie pour faire d'Œdipe un héros coupable de désirer inconsciemment sa mère au point de vouloir tuer son père, liant ainsi la psychanalyse au destin de la famille bourgeoise moderne : destitution du père par les fils, volonté d'une fusion avec la mère, comme figure première de tous les attachements affectifs.

Critiquant cette réinvention freudienne, Foucault affirme que la tragédie œdipienne met en scène l'affrontement entre différents types de savoirs : procédure judiciaire de l'enquête, loi divinatoire, souveraineté transgressive, savoir des hommes d'en-bas (le messager, le berger), connaissance vraie du devin. Et il en tire la conclusion qu'il s'agit là d'un schème fondateur : tout savoir unificateur peut être battu en brèche par le savoir d'un peuple et par celui du sage (Tirésias). En devenant impur, Œdipe perd le savoir sur la vérité, il ne peut plus gouverner : "Œdipe ne raconte pas la vérité de nos instincts et de notre désir, affirme Foucault, mais un système de contrainte auquel obéit, depuis la Grèce, le discours de vérité dans les société occidentales."

On voit donc ici de quelle manière Foucault se confronte au discours psychanalytique, dont il fait un moment de la constitution d'un nouveau savoir sur l'homme. Et c'est pourquoi, en 1976, dans La Volonté de savoir, premier volume d'une Histoire de la sexualité, dont le titre est emprunté à ce premier cours, il transformera Freud en une sorte d'Œdipe réinstituant le pouvoir symbolique d'une souveraineté perdue (la loi du père) mais affrontant la montée en puissance des trois figures rebelles de la femme hystérique, de l'enfant masturbateur et de l'homosexuel. Manière de penser les fondements d'une histoire de la psychanalyse.

Mais, au-delà de cette confrontation, ce superbe commentaire d'Œdipe traduit la conception politique de Foucault. Loin de tout anti-humanisme - terme dont il avait horreur -, il fait de la liaison entre le savoir du sage et celui de la société civile la condition de l'émergence d'un véritable discours démocratique capable de renverser les souverainetés archaïques.

L'établissement du cours par Daniel Defert à partir de notes manuscrites, sa présentation, la bibliographie et les index - dont un des termes grecs - sont parfaits. Voilà donc une belle restitution de la parole foucaldienne, à travers laquelle on a l'impression d'entendre la voix métallique du philosophe s'adressant à la foule de ses auditeurs, sans le moindre effet oratoire, avec parfois ses deux mains posées le long de son visage.

LEÇONS SUR LA VOLONTÉ DE SAVOIR. COURS AU COLLÈGE DE FRANCE, 1970-1971, suivi de "Le savoir d'Œdipe" de Michel Foucault. Edition établie sous la direction de François Ewald, Alexandro Fontana et Daniel Defert. Gallimard/Seuil, "Hautes études", 318 p., 23 €.

Un Cahier de L'Herne consacré à Michel Foucault paraîtra le 2 mars.


Elisabeth Roudinesco

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