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mercredi 6 octobre 2010




un psychanalyste dans la cité
03 Octobre 2010

«La civilisation du cliché »

Par Heitor O'Dwyer de Macedo

Ce lundi à 14 heures, les groupes Socialiste et Europe-écologie, reçoivent à l’Assemblé Nationalele collectif des 39 contre la nuit sécuritaire. Ce collectif exige le retrait pur et simple du projet de loi sur la santé mentale qui, à la demande de Nicolas Sarkozy, propose de criminaliser la folie. Tous les autres groupes parlementaires sont invités à participer à cette rencontre.

Dans le compte rendu du meeting du collectif des 39, du samedi 25 septembre dernier à Villejuif, meeting qui a réuni plus de mille personnes, on peut lire que « selon l'écrivain Leslie Kaplan ces mesures proposées par le gouvernement actuel révèlent une tendance profonde qui s'aggrave tous les jours : promouvoir avant tout et toujours la simplification, instaurer une civilisation simplifiée, dans laquelle je refuse de me reconnaître et que j'appelle ‘ une civilisation du cliché ' ».

Je pense que cette formulation d’une civilisation du cliché est un opérateur de pensée qui permet de reconnaître les manœuvres insidieuses, présentes actuellement dans l’institution de la culture, afin qu’on rejette toute complexité de nos vies et qu’on promeuve la bêtise comme l’accomplissement de nos existences forcément vides et dépourvues de sens.

Pour ceux qui ne connaissent rien aux possibilités d’accueil de la folie et du lien entre celle-ci et la vie vivante, je vais raconter une histoire qui est le contre-exemple de tout ce qu’on veut nous infliger comme mensonge. Contre-exemple de ce qu’on veut nous inculquer comme cliché de pensée concernant une douleur extrême par rapport à laquelle nul n’est à l’abri.

Il est 15h30 lorsque Renue débarque ce vendredi d’août au Centre Antonin Artaud à Reims. Ce vendredi c’est le jour de la fête annuelle du Centre. Nous avons eu un festin pour le déjeuner qui a réuni 70 malades plus l’ensemble de l’équipe. Une semaine de préparation, des plats berbère, français, brésilien, des desserts somptueux. À la fin l’Atelier Chant a donné un concert très émouvant, qui s’est terminé par une aire d’Opéra chantée à capelle par la responsable de l’Atelier, une jeune psychologue stagiaire, moment extraordinaire.

15h30 c’était jusqu’après la fin du repas. Patrick Chemla, psychiatre et psychanalyste, médecin directeur de l’Hôpital et du Centre Artaud est assis à la table qui vient d’être desservie, entouré des malades, des membres de l’équipe, des stagiaires en psychiatrie et psychologie et de deux psychanalystes qui ont passé en visiteurs la semaine au Centre Artaud.

Renue arrive comme un bolide. C’est une petite jeune femme de 24 ans très jolie, dont on devine la force et la détermination. Pour l’instant elle est hallucinée. Elle vient de s’enfuir de l’Hôpital et elle le déclare à haute voix à Patrick Chemla devant toute la compagnie. Le médecin directeur lui dit qu’il regrette qu’elle ait quitté l’hospitalisation et il ajoute : « Donc vous venez lundi prochain au Centre ? » Elle : « Vous n’allez pas me dénoncer à la police ? » Le médecin directeur (en riant) : Bien sûr que non, ce n’est le style de la maison. Donc, vous venez, lundi ?

Renue s’assoit et très très énervée se met à injurier l’équipe de l’Hôpital : «Le médecin chintok c’est un connard, je vais lui éclater la tête. La brune, ah la brune est une poufiasse je vais lui bouffer les tripes.» Elle continue de la sorte pendant un certain temps. Patrick Chemla, vraiment affecté fait la remarque : « Mais vous insultez tout le monde.» Renue se lève, comme s’il y avait un ressort sur sa chaise : «  Au revoir, à lundi donc.» - A lundi,  lui répond le médecin directeur.

Pendant cet échange personne assis à table n’est intervenu, ni les malades ni aucun membre de l’équipe. Renue sortie, la conversation reprend sur la fête qui vient d’avoir lieu. Environ un quart d’heure après Renue revient, se rassoit, se remet à insulter l’équipe hospitalière. Le médecin directeur, à nouveau, lui fait la remarque. Elle reste en silence. La conversation de la tablée  reprend. Renue remarque alors le jeune homme qui est à côté d’elle, grand, beau gosse. Elle déplace toute l’énergie qu’elle utilisait pour lutter contre les hallucinations dans une démarche de séduction où, malgré la fébrilité, on perçoit une sensualité très subtile. Le jeune répond calmement par monosyllabes, garde ses distances. Renue change d’attitude, on comprend qu’elle a compris quelque chose : « Vous êtes médecin ? » - Non, je suis psychologue et je fais un stage. - « Alors, si vous êtes psychologue, qu’est que j’ai ? » Le jeune homme se sent dans l’obligation de répondre (peut-être parce qu’on lui a appris qu’un psychologue doit toujours savoir répondre). Et, évidemment il ne sait quoi dire. Renue perçoit sa gêne et règle l’affaire très vite : « Vous êtes psychologue et vous ne savez pas me répondre, ma chance, quoi ! » Au médecin directeur, sur un autre ton : « Vous pouvez me donner des médicaments docteur ? J’ai peur pour le WE. » La conversation reprend pendant que Patrick Chemla lui fait une ordonnance. Elle prend l’ordonnance, remercie, dis au revoir et repart.

Et revient peu de temps après, s’assoit, reprend les insultes. Et là, un des malades, qui est donc pour elle, dans les circonstances, un petit autre, un de ces voisins qu’on croise dans la vie, lui dit : « J’aime beaucoup l’infirmière dont tu parles, elle est très bien, elle est ma copine ».  Et un autre : « Tout à l’heure tu as dit du mal du Dr. Untel. Mais je l’aime bien, moi. Il s’occupe bien de moi. » La discussion se généralise sur la qualité de l’équipe hospitalière, la pluralité des jugements, les affinités. Renue s’apaise, se plaint, raconte son hospitalisation, ses griefs. Le médecin directeur retourne à ce qu’il disait au psychologue et à la psychiatre stagiaire, il était en train de parler de l’essai de Mauss sur le don. La conversation glisse sur le sacrifice, on parle d’Abraham. Renue qui a suivi très concentrée la conversation intervient pour dire que dans le Coran il n’y a pas de sacrifice. Le médecin directeur acquiesce et explique que dans le Coran Dieu doit toujours être amour. Mais il s’étonne que Renue connaisse le Coran. Il rappelle à tous que Renue est turque et que le Coran est écrit en arabe. Renue récite l’alphabet arabe que son père, décédé depuis, lui a appris. Et elle demande à Patrick Chemla : «  Vous êtes arabe ? » - Oui, je suis arabe, lui répond Chemla.

Je voudrais vous faire remarquer que par cette question Renue change radicalement le lieu d’où elle s’adresse au médecin directeur, en même temps qu’elle le change de place.  La question ne s’adresse pas au Docteur Chemla mais au sujet Chemla, à Chemla comme petit autre, à Chemla comme un ami rencontré dans la vie. Et l’extraordinaire c’est que Patrick Chemla accepte ce changement. Ce changement est, bien sûr, une opération éminemment symbolique. Ce passage d’une figure tutélaire au voisin, à l’ami, est un passage qui donne de l’air, qui ouvre une porte dans l’être, qui atténue la férocité du Surmoi. Un psychanalyste confit verrait dans cet appel au petit autre chez le personnage symbolique de référence une stratégie hystérique. Et par l’évitement, c’est-à-dire d’une manière bête et protocolaire, il aurait répondu en disant une stupidité du style : qu’est-ce que vous fait poser cette question ?

Apprenant que Patrick Chemla est arabe Renue raconte : «J’ai une amie qui m’a dit qu’il ne faut pas boire du coca-cola ni du vin, que les deux viennent des juifs et que donc c’est mauvais.» - Mais je suis juif, dit Chemla. Renue ne le croit pas. Elle prend l’assemblée à témoin, il vient de dire qu’il est arabe. – C’est vrai. Je suis arabe et je suis juif. « Pas possible, les arabes n’aiment pas les juifs » - Oui, c’est possible je suis arabe et juif. Renue tente une sortie : «Et vous croyez en Dieu, au moins ! » - Non. Je suis arabe, juif et athée. « Pas possible », Renue ne croit pas ce qu’elle vient d’entendre. « Et ce qui a dit mon amie ? » - Des conneries, répond Patrick Chemla.

À ce moment, comme dans un film, le téléphone sonne et Patrick Chemla répond. C’est Nawal la psychiatre algérienne qui travaille avec Patrick Chemla. – Salut Nawal. Tu sais, je suis ici avec Renue. Et, figure-toi qu’elle ne crois pas que je sois arabe juif et athée. Elle ne croit pas non plus que je puisse être ami avec des arabes. Je te la passe. « Allo, Nawal ? Vous êtes qui ? Ah, oui avec des mèches dans les cheveux, n’est pas ? Vous êtes médecin, non ? Dites, le docteur Chemla vient de me dire qu’il est arabe, juif et athée. C’est vrai ça ? Ah bon ! Et vous êtes amie avec lui ? Ah bon ! De toute façon, peu importe, il est mon médecin et il me soigne bien. Je vous repasse votre docteur. Au revoir. Oui, je viens lundi au Centre Artaud. » Ajoutons : Patrick Chemla est d’autant plus son Docteur qu’il accepte aussi d’être à la place d’un voisin, d’un petit autre !

Il est 17h, le Centre ferme, il faut qu’on se quitte. Renue dit qu’elle est très contente d’être venue. On sent son apaisement, il n’y a plus de lutte contre l’hallucination. Renue prend son temps pour partir, s’adresse à chacun des présents. De toute évidence elle est vraiment joyeuse, contente, joueuse.

Grâce à l’accueil fait à son désespoir, Renue a pu utiliser la force de sa démesure comme une force au service de la vie. Pendant un bref espace de temps le champ du possible a été élargi. Donc un nouveau possible est, sera, envisageable.

Cette histoire n’aurait pas pu exister si on vivait selon la loi voulue par Nicolas Sarkozy. Si l’on vivait selon la loi voulue par Nicolas Sarkozy, Renue aurait été mise en chambre d’isolement avec dessoins obligatoires.

Cette histoire démontre que criminaliser la folie n’est rien d’autre que criminaliser la démesure de notre humanité à tous, démesure sans laquelle il est impossible d’inventer des nouveaux horizons.

Cette histoire illustre que la vulgarité et le refus de toute complexité qui accompagnent la civilisation du cliché qu’on veut nous imposer sont des figures de la haine, de l’attaque au lien, de la disqualification de l’amitié.

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