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samedi 20 février 2010



Entretien
Florence Aubenas : "Voir les choses à hauteur d'être humain"LE MONDE DES LIVRES | 18.02.10

Jamais, sans doute, elle n'était partie aussi loin. Dans son métier, pourtant, Florence Aubenas a l'habitude de prendre le large : être reporter, c'est cela, s'en aller. En vingt ans et pour différents journaux (Le Matin de Paris, Le Nouvel Économiste, puis Libération et maintenant Le Nouvel Observateur), elle s'est rendue dans des banlieues difficiles aussi bien que dans des pays en guerre, dans des commissariats comme dans des tribunaux ou des usines en grève, et s'il avait fallu aller sur la Lune, sûr qu'elle aurait décollé avec entrain. Curieuse, forte, impatiente - jusqu'à payer le prix fort : un jour de 2005, à Bagdad, des hommes l'ont kidnappée, puis tenue prisonnière, en compagnie de son accompagnateur irakien. De cette captivité longue (157 jours), difficile, elle s'était sortie avec une grande dignité et une certaine notoriété.









Critique "Le Quai de Ouistreham", de Florence Aubenas

Forum Littérature

Cette fois, pourtant, la journaliste n'a pas pris l'avion. Elle n'avait pas de passeport, ou pas besoin d'en avoir. Et pas sa carte de presse en travers du ventre, comme sésame ou comme bouclier. Là où elle allait, ce n'était pas la peine : Caen, deux heures de Paris, autant dire la porte à côté. C'est dans cette ville pourtant, si près de tout, qu'elle a été le plus loin, en termes humains et professionnels. Pendant près de six mois, Florence Aubenas est devenue "Madame Aubenas", 48 ans, sans qualification particulière - une chômeuse parmi d'autres, des dizaines d'autres qui ne l'ont pas reconnue, à de très rares exceptions près. Jour après jour, elle s'est immergée dans la foule informe des demandeurs d'emploi, de ceux qui errent d'un CDD sous-qualifié à un boulot sous-payé - de toute cette cohorte pour laquelle il est évident qu'on ne trouve plus de travail, seulement des "heures" par-ci par-là, et encore, avec de la chance.

Quand l'idée lui est venue de tenter l'expérience, Florence Aubenas avait lu plusieurs livres autour du procédé d'immersion, à commencer par Tête de Turc (La Découverte, 1986), de Günter Wallraff, le plus célèbre de tous. A l'époque, elle s'interrogeait sur l'efficacité de la pratique journalistique. Un article peut-il permettre de faire changer les choses ? "On nous disait : "C'est la crise, tout va être englouti", et moi, assise à mon bureau, j'étais déroutée : le réel se dérobait. Depuis que j'étais dans le monde du travail, la crise était toujours là, omniprésente et intangible à la fois. Je ne comprenais pas."

Elle parle avec un sourire clair, le menton posé dans sa main. Rien de poseur, rien de forcé, dans ce café parisien où elle boit un crème, puis un autre. "Mon boulot, c'est de faire avec le réel. De voir les choses à hauteur d'être humain." Ne pas chercher à démontrer, mais à comprendre. Ce travail, Florence Aubenas l'aime absolument. "Ma vie à moi, c'est d'être journaliste. C'est mon identité profonde." D'où sa décision de partir pour Caen, où elle s'inscrira au chômage et mènera la vie d'une demandeuse d'emploi, pour "raconter cette France qui ne s'en sort pas" : faire son boulot, mais en plus long, en plus profond, donc en plus éclairant. Ne pas aborder les gens avec un carnet à la main, mais "faire partie d'eux, avec toutes les limites que cela suppose". Se mettre dans la peau d'une chômeuse, parce que "tout ne passe pas par les mots. Je voulais franchir la barrière du discours : vivre là, pour ne pas être tentée, par exemple, de m'adresser en priorité aux gens qui s'expriment bien, comme je l'aurais fait en tant que journaliste".

Une forme "d'engagement" revendiqué, qui lui donne la force d'affronter l'inévitable reproche : celui d'être allée à Caen dans une position ambiguë, à la fois observatrice et participante, à découvert et camouflée. "Quand je me rends en Afghanistan ou ailleurs, c'est pareil : je vais voir des situations qui ne sont pas les miennes. On ne m'a jamais reproché d'aller au Rwanda !"

Arrivée sur place, elle loue une chambre minuscule, se fabrique un CV plat comme la main (le bac, puis une vie de femme au foyer plaquée par son concubin) et se présente partout, des agences d'intérim à l'antenne locale de Pôle emploi. "Toujours à l'heure, toujours propre, je faisais attention à me présenter au mieux." Ses cheveux sont teints en blond, elle porte ses lunettes en permanence, mais son nom n'est pas changé : Florence Aubenas. A ses amis, elle a dit qu'elle partait au Maroc, écrire un roman. Commence alors la ronde des heures passées à scruter les annonces, à remplir des fiches, à se faire rembarrer. "Dans mon esprit, il paraissait évident que j'allais trouver tout de suite. Et brusquement, j'étais devant des gens qui me disaient : "Non, pas possible, enfin, vous voyez bien...", sans même finir leur phrase. Evidemment, ça recadre !"

En partant, elle avait prévu de rester jusqu'au moment où elle décrocherait un contrat à durée déterminée. Quatre mois lui paraissaient un délai raisonnable. Une fois sur place, il a bien fallu déchanter. "J'ai mis un mois et demi à trouver", dit-elle. Du travail ? Non, bien sûr : un maigre petit paquet d'heures, aux deux extrémités de la journée, sur le ferry qui traverse la Manche et dans des bureaux, des campings, des immeubles. Au début, elle prend des notes tous les soirs, puis seulement un jour sur deux, à cause de la fatigue. "Plus le temps passait, plus cela se rapprochait du journal intime. Au bout d'un mois, on lâche prise. Je n'étais plus quelqu'un qui surplombe, mais quelqu'un qui a perdu le contrôle et tente de surnager." Finie la distance du journaliste. Elle, bien sûr, savait que l'expérience aurait une fin, qu'elle retrouverait son travail, son appartement, ses amis, ce qui fausse la donne. Mais en attendant, elle était là, en plein dedans, épuisée par des heures de balai et de serpillière.

Lui arrivait-il de penser à son expérience d'otage ? Non, pas vraiment, mais il est probable, remarque-t-elle, que "sans cette captivité, je n'aurais jamais eu le culot de faire ce que j'ai fait". Braver l'appréhension de se faire démasquer, la peur du ridicule (celle de passer pour "Bécassine chez les pauvres"), mais surtout prendre "de la liberté avec le temps qui passe, cette matière si précieuse pour un journaliste". Le temps du chômeur, fait d'attente et encore d'attente, de transports interminables (et non rémunérés) vers des lieux où l'on va travailler une heure, ce temps-là, bien sûr, elle n'en avait pas la moindre idée avant d'y être engluée.

Dans le livre, Florence Aubenas a gommé ce qui "relevait de la mise en scène personnelle", mais pas l'amitié qu'elle a pu ressentir pour tel ou tel de ses compagnons de travail (ou de non-travail). Les portraits qu'elle brosse d'eux, sans compassion, sans jugement, sont magnifiques. Et qu'ont-ils dit, quand elle leur a révélé qu'elle venait d'écrire ce livre ? "Beaucoup ne savaient pas quoi faire de cette information. Leur vie leur paraît tellement sans intérêt." Bien qu'ils aient appris la nouvelle alors que le texte était encore modifiable, aucun n'a demandé à ne pas apparaître.

Elle, Florence Aubenas, n'a pas pu se résoudre à résilier le bail de sa chambre, à Caen. C'est dans ces quelques mètres carrés, loués 348 euros par mois, qu'elle a écrit une bonne partie de son livre. En se rendant là-bas, elle avait décidé d'utiliser l'argent que lui avait rapporté son livre sur le procès d'Outreau (La Méprise, Seuil, 2005). "J'avais mis cette somme de côté, c'était sacré : je me disais que je n'allais quand même pas acheter une voiture avec l'argent d'Outreau !" Bien lui en a pris : jamais, en six mois de travail acharné, elle n'est parvenue à gagner de quoi survivre. Même très modestement.

Raphaëlle Rérolle
Article paru dans l'édition du 19.02.10.


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