samedi 9 avril 2016

Inégales moitiés

LE MONDE DES LIVRES  | Par Julie Clarini
La Sexuation du monde. Réflexions sur l’émancipation, de Geneviève Fraisse, Presses de Sciences Po, 158 p.
« Colère » (1972), de Luis Peñalver Collazo.
« Colère » (1972), de Luis Peñalver Collazo. akg-images
Nous avons donc en France, depuis deux mois, un « ministère de la famille, de l’enfance et des droits des femmes ». Occupé, cela va de soi, par une femme. Aurait-on imaginé un homme à ce poste ? Rousseau avait mis les choses au clair dès Du contrat social (1762), texte qui fonde sous bien des aspects notre conception contemporaine de la société démocratique : séparation du civil et du domestique, et la femme se contentera d’être, écrit-il ailleurs, « la précieuse moitié de la République ». « La précieuse moitié de la chose publique se tient à l’écart, inutile de faire un dessin, elle agit dans la famille, elle forme les citoyens »,souligne Geneviève Fraisse dans « Rousseau, et les deux “moitiés” de la République », l’un des articles qui constituent La Sexuation du monde. Réflexions sur l’émancipation, son nouvel ouvrage.
La sexuation du monde
Reprenant là une réflexion qu’elle mène depuis longtemps sur les deux gouvernements, celui de la famille et celui de la cité (Les Deux Gouvernements, Gallimard, 2000), la philosophe souligne que la différence des sexes a, en France, depuis la Révolution, le « statut d’obstacle ». D’où ce « travail de Sisyphe » auquel sont contraintes les féministes : toujours recommencer, sans cesse pointer l’obstacle. Le « déconstruire », en démonter les fausses évidences. Et le surmonter.

Eviter la « ritournelle »
La question stratégique n’est pas seconde chez Geneviève Fraisse, pour qui la réflexion théorique se trouve profondément liée à l’engagement dans la cité. La préoccupation renaît, vive, de la répétition des préjugés. Mais comment ne pas s’enliser, ne pas tomber à son tour dans une parole critique devenue « ritournelle », s’interroge-t-elle dans l’article « Voir et savoir la contradiction des égalités » ? Comment ne pas s’enferrer dans une critique des stéréotypes parfois stérile ou dans la quête du bon sujet politique (toutes les femmes ? Ou les bourgeoises contre les prolétaires ? Les Blanches ou les Noires ? etc.). Mais aussi, comment avancer sans jamais lâcher aucun de ces axes ?
L’actuelle directrice de recherche du CNRS, qui fut, elle, déléguée interministérielle chargée exclusivement des droits des femmes (1997-1998), députée européenne (1999-2004) élue sur une liste menée par Robert Hue (PCF), explore depuis les années 1970 un chemin qui lui est propre, signant plusieurs ouvrages dont l’un fit date, paru au moment du bicentenaire de la Révolution : Muse de la raison. Démocratie et exclusion des femmes en France (Alinéa, 1989). Elle y théorisait – cela bien avant l’importation des « études de genre » du monde anglo-saxon – la « démocratie exclusive », exhumant la logique politique qui permit, de manière détournée, aux révolutionnaires de laisser les femmes aux portes de la citoyenneté.
Dans La Sexuation du monde, elle insiste sur l’importance, à ses yeux, de ce travail historique : « Ma seule ambition philosophique est de convaincre de l’historicité des sexes. »Lorsqu’on en termine avec le « de tout temps, les hommes…, les femmes… » surgit la liberté, celle de changer le monde : « Appartenir à l’histoire, c’est imaginer sa possible transformation, un demain différent d’aujourd’hui. » C’est se situer du côté de l’émancipation.
« Deux pistes sont essentielles, écrit-elle dans des lignes qui nous semblent refléter son travail. La généalogie de la pensée de l’égalité des sexes depuis le XVIIe siècle et la Révolution française, d’une part, l’analyse des contradictions inévitables (internes et externes) avec l’ensemble des politiques et des luttes, d’autre part. » Plutôt que de refuser la contradiction, Geneviève Fraisse invite à l’« habiter ». La force et l’originalité de sa pensée tiennent sans doute à cette faculté de supporter les tensions, à sa volonté de les rendre visibles, voire de les exacerber. La solution ne réside pas dans l’illusoire résolution, mais dans la dynamique historique que génère la contradiction.
Elle en donne l’exemple dans les articles de l’ouvrage consacrés aux statut et situation des femmes artistes. Si celles-ci furent tolérées, c’était à condition qu’elles fussent singulières. Ce qui advenait à l’une, isolée, ne devait pas s’offrir à toutes. Erreur de jugement : la femme artiste porte en elle « le dérèglement à venir ». De la peintre, sculptrice ou écrivaine peut jaillir la subversion, précisément le passage du « pour chacune » au « pour toutes ».
En explorant la généalogie des querelles qu’elles font naître, Geneviève Fraisse montre l’impertinence de ces femmes qui, s’affirmant artistes, ajustent la question de la liberté à celle de l’égalité. Et brisent le cercle de la « précieuse moitié ».

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